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Rhadamanthe

RHADAMANTHE

…(extrait)…

Il ne comprenait pas d’où lui venait cette sensibilité face aux siècles engloutis, encore moins pourquoi et comment une petite fille qui vivait sur une île isolée savait et ressentait la douleur d’une tragédie qui n’intéressait plus personne, à part quelques musées en proie à l’ennui. Et pourtant, tout ce qui était étranger, dans le temps ou dans l’espace, lui était familier, et la petite Cubaine semblait posséder le code d’accès à tout ce qui incarnait l’altérité. Cette petite fille, ce fauve sublime et triste, était jusqu’à présent la plus belle chose qui lui était arrivée sur l’île. La petite créature a profondé- ment marqué Marc et il n’a jamais pu oublier ce visage assoiffé de découvertes et ouvert au monde, comme les pages blanches d’un livre qui ne demandait qu’à être écrit. Il n’a jamais su non plus comment elle s’appelait ni ce qu’elle était devenue par la suite. Parfois, la nuit, lorsqu’il s’endormait recroquevillé sur lui-même sur le plancher moite de la prison de Nueva Gerona, il lui semblait apercevoir sa silhouette dansante entre les barreaux de sa fenêtre. Il suffisait qu’il pense à elle pour que le sommeil se fasse moins difficile. Accompagné de son ombre, le sommeil frappait à sa porte et l’emportait, comme une valse, comme le vent qui soulève les feuilles mortes. « Si les anges gardiens existent, se disait Marc, elle en est un.» Car comment expliquer que toute sa grâce lui était tombée dessus, soudainement, pour rien, à cause d’un vélo ? On ne sait vraiment jamais quand ni comment on peut gagner les grâces d’un ange qui passe. Les gens qui donnent aux mendiants l’ont bien compris, cette loi de l’Univers. La petite gitane s’envola dès que les cloches du couvent s’étaient mises à trembler. Marc, à son tour, descendit enfin du sommet du monde. Seul au centre d’une des plus belles places colo- niales de toute l’île, il ne savait plus où aller. Prendre la direction de l’Ouest ou de l’Est, du Sud ou du Nord, quelle était la différence ? Maintenant qu’il était libre de toute obligation et que personne ne l’attendait nulle part, il décida de poursuivre la route préétablie par l’agence : traverser l’île de l’Ouest en Est. Il s’aperçut rapidement que la notion du temps des Cubains n’était pas la même que la sienne et qu’en réalité, ils ne vivaient pas dans un temps linéaire, mais plutôt dans une spirale. Au lieu d’attendre à l’infini à la gare Centrale de Trinidad, ce train sans horaire qui tardait à se pointer, il décida de faire de l’autostop jusqu’à Camagüey. Une vieille Lada avec une jeune famille le ramassa.

Arrivé à Camagüey, il s’arrêta dans le patio humide d’une ancienne hacienda transformée en hôtel. Marc n’avait pas honte d’écrire dans son petit calepin, qui lui servait de carnet de bord, que c’était à Camagüey qu’il avait connu la première pluie de sa vie. Certes, il pleuvait dans son pays, mais il n’avait jamais encore rencontré de vraie pluie. Comment était-ce possible ? Était-ce parce qu’il ne possédait pas d’yeux pour voir les averses? Les alizés de l’Atlantique apportaient des pluies abondantes, et être spectateur de tant d’eau déversée sur une si petite surface, c’était assister au déluge biblique. Près du cœur historique de la ville de Camagüey, qui ressemblait à un réel labyrinthe, car il faisait penser aux anciennes cités mauresques, Marc s’assit pour souffler un peu et boire son premier expresso depuis son embarcation sur l’île. Le patio était parsemé d’énormes jarres dispersées dans le jardin. Ces jarres, que les locaux appelaient los tinajones, servaient à recueillir l’eau de pluie. Ensuite, cette même eau était gardée et réservée à l’usage quotidien. Resolviendo, encore et toujours. Il fallait toujours résoudre un pro- blème, cette fois-ci, c’était le manque d’eau auquel la population faisait face. « Avec un peu de chance, dit le serveur du bar du petit hôtel, vous pourriez devenir le spectateur du remplissage des tinajones.»

La pluie de Camagüey, la première de son existence, se déversa sur Marc au milieu de sa vie et au milieu de son chemin. C’était une pluie tropicale, dilu- vienne, lourde d’espoir et frémissante du désir. Elle parlait une langue sourde et sans voyelles. Comme si elle reproduisait les bruits graves de certains tam- bours sacrés que les adeptes de la religion afro-cubaine avaient le privilège d’entendre. Il apprit ce jour-là, dans cet hôtel déserté de Camagüey, que certains instruments sacrés incarnaient à merveille la voix de telle ou telle divinité qui était évoquée lors des céré- monies. Le barman, du nom d’Osmany, lui expliqua qu’à Matanzas, près de La Havane, vivait un groupe ethnique qui s’appelait Araras. Ce même groupe pos- sédait des tambours qui imitaient à merveille la voix du grand Tanzé. Il fallait de vrais tambours et une pluie favorable pour que le dieu se manifeste. Le Tanzé était le grand poisson à la tête de leur mythe et il sortait de l’eau seulement quand une pluie diluvienne se déversait dans la baie de Matanzas et quand les tambours aux noms de hunga, huguendde et huncito se mettaient ensemble et reproduisaient, par friction, la voix magique du grand poisson. Marc ignorait si Tanzé était présent dans cette pluie qui s’était sou- dainement déversée sur lui et avait rempli d’un trait les tinajones du patio, mais il avait un étrange pressentiment que cette pluie n’était pas accessible aux néophytes et que s’il avait été encore marié et enclavé dans sa vie d’antan, il aurait probablement, encore une fois, passé à côté de la chose, de tant de belles choses que l’œil de la routine ne voit plus. « Il faudrait être Dieu pour empêcher les enfants de devenir adultes », se disait pour lui-même Marc Vadeboncœur.

Éditions Marchand de Feuilles