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Mostarghia

SUR LA ROUTE DES TISSERANDS

« Écris afin que Dieu se souvienne, car c’est comme si ce qui n’a pas été consigné n’était pas advenu ».

Mesa Selimovic.

Les fenêtres de la maison d’Ada donnent sur le fleuve Saint-Laurent. En hiver, les immenses pentes de glace se détachent de la surface gelée pour aller s’écraser contre les rochers des rapides. La demeure de mon amie est un havre de paix devant lequel défilent les caprices de la nature. Les états d’âme des saisons ont toujours suscité chez moi l’idée de l’ailleurs. Car, l’attrait de l’ailleurs réside dans sa promesse de s’arracher du flot de la routine, pour aller s’écraser contre les plages de l’inconnu. Mais avant d’imiter les déferlantes, il faut savoir comment larguer les amarres et s’éloigner du port des habitudes, pour constater à quel point l’avalanche de la routine a enseveli nos vies. Il faut aussi une volonté de fer ou un coup de dès de la vie pour échapper aux lignes tracées d’avance. Reste à voir ce qu’on peut faire une fois que le bateau s’est éloigné de son port d’origine, là où se jette le fleuve qui murmure les histoires ancestrales et garde dans ses tréfonds la première pierre de notre demeure intérieure. Cette pierre s’appelle la langue maternelle. C’est elle la première Parque, la déesse de la destinée, de la naissance à la mort, la première à se pencher sur notre berceau et la dernière à murmurer les regrets sur notre tombeau. La langue maternelle : le point de départ de chaque être humain, pour le meilleur et le pire. À la fois nos ailes de survie et notre zone minée qui nous sépare du reste du monde. Transgresser la zone de la langue maternelle, c’est prendre le risque de faire exploser son corps en mille lambeaux, sans aucune possibilité de les recoudre un jour.

Dans un atelier d’écriture pour les nouveaux arrivés, que j’anime habituellement les étés indiens, parce que j’aime la couleur dorée des feuilles et le chuchotements des vents qui dirigent les inclinations des mots, une jeune femme d’origine moldave, douce et tragique comme les balades qu’elle murmure dans sa langue, donne une raison simple d’immigrer. « Je n’avais aucune raison de quitter mon pays. Si je l’ai fait, c’est par curiosité, pour voir c’était comment ailleurs ».

Pour certains, l’équation est simple : si on n’a pas d’argent pour se payer un voyage, il faut opter pour l’immigration. La jeune moldave ne dit rien regretter. Mais peut-on avoir de regrets quand on part de nous-mêmes, volontairement et sans aucune sensation de gorge serrée quand disparaît la dernière vallée de l’enfance ? Immigrer pour sublimer le désir de voyager, ce n’est pas la même chose que d’être réveillé en pleine nuit par l’épicentre d’un volcan sanguinaire, stimulé par une guerre civile qui, soudain et sans rien vous demander, comme un tsunami inattendu, réduit à zéro toutes les strates de votre existence. Vous restez alors suffocant, presque noyé sur la plage de votre vie, avec pour seule alternative la mer devant vous, que vous sachiez nager ou pas, que vous puissiez naviguer ou pas, peu importe, depuis que vous avez perdu la boussole, mille lieux sous la nostalgie.

À bien y penser, le succès d’une intégration réussie réside, comme dans l’amour, dans la pulsion du dernier tango, à savoir préfère-t-on laisser ou être laissé ? Car, on quitte quand on n’aime plus. Et on aime toujours plus, parfois jusqu’à la folie, quand on est quittés. Mais, quand un pays vous quitte, parce qu’il ne veut plus de vous, que ce soit pour des raisons de purification ethnique ou d’instincts sanguinaires de quelques-unes de ses têtes pathétiques, vous mourrez de nostalgie pour les matins lumineux sous le ciel qui vous a vus naître. Sauf que la différence entre la guerre et l’amour réside dans l’après-coup. Un de perdu, dix de retrouvés, dit le proverbe pour consoler les amours malheureuses. Un de perdu, aucun de retrouvé, dit le réfugié qui a été chassé de force de son pays.

Añorar lo que nunca mas sucedió… Murmure la voix du poète, nostalgique de sa jeunesse dans les rues mélancoliques de Buenos Aires, certaines nuits de la fin du monde. Mais la fin du monde, cher poète, ce n’est pas le temps qui passe, l’enfance qui s’éloigne et la mort qui avance à grands pas. Ce n’est pas non plus la nostalgie d’une peau qui sent la cannelle les après-midi oranges des étreintes illicites, ni le goût de girofle dans les romans qu’on aurait aimés écrire.

La fin du monde, c’est quand une main froide et invisible, comme celle des tueurs en série, vous arrache les racines et les yeux, pour les implanter de force dans un climat où vous n’avez aucune chance de survie, aucune possibilité d’apprécier votre nouvel environnement, la cécité et le noirceur étant votre nouvelle réalité.

La fin du monde, c’est le déracinement forcé.