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Chroniques Du Lézard

LES YEUX

 

…(extrait)…

 

Un jour, il me demanda de mettre ma plus belle robe. C’était une robe pourpre que ma mère m’avait offerte quelques années auparavant et que je traînais avec moi partout où j’allais. Elle était en coton et sans manches. Nous irions danser toute la nuit à la Casa de la Musica. C’était un endroit particulier qui réunissait des artistes de la scène locale et de jeunes musiciens qui offraient des concerts la plupart du temps frénétiques. Nous nous sentions chanceux de pouvoir assister à leurs premières. En effet, après une tournée cubaine, ces mêmes musi- ciens faisaient fureur ailleurs sur la planète. Il était si fier de son île aux mille rythmes que, pour lui faire honneur, il dansait comme un dieu. Ce soir-là, je l’ai attendu, comme d’habitude, sur la terrasse du Siete Mares. Pendant mon attente, une voix monta d’une maison voisine et récita des vers de Fayad Yamis :

 

Si vivi un gran amor fue entre tus calles

Si vivo un gran amor tiene tu cara

Ciudad de los amores de mi vida

Mi mujer para siempre sin distancia.

 

J’ai attendu ainsi des heures, des jours, quelques siècles peut-être, mais lui, il n’est jamais venu. Ignorant tout du motif de son absence, je m’imaginais trahie. Une amertume m’envahit. Je m’en voulais de l’avoir cru. Tout à coup, je ne voyais plus aucune porte de sortie. Comment avais-je pu croire que j’étais celle qu’il attendait depuis toujours? Pourquoi m’étais-je jetée dans cet amour sans aucune réserve ? Mille et un scénarios défilaient dans ma tête. Assise sur le trottoir de la Rampa, je me disais que je ne lui en voulais pas. Je m’en voulais à moi d’avoir trahi ma liberté, celle qui m’assurait un amour sans douleur, qui ne me demandait jamais rien en retour et qui, en échange de la solitude, soignait gratuitement toutes mes blessures. Trois jours après, j’ai appris que si notre amour s’était subitement éteint, sans rien dire, sans un mot, sans un regard, ce n’était pas pour les motifs que je soupçonnais. Il n’était pas marié, et j’ai réellement été sa muse longtemps attendue, au dos rempli de grains de beauté. Trois jours après sa subite disparition, Silvana, sa sœur, est venue me voir. La mort dans l’âme, les yeux rouges et le regard sombre, la voix éteinte, elle était venue m’annoncer que Jaime avait eu un accident de moto. Elle me dit que ça s’était passé près de chez lui, entre Armas et Santa Catalina, sur le chemin qui le conduisait à moi, qui le conduisait à notre rendez-vous. J’aimerais seulement savoir ce que je faisais sur cette île, en ce lointain printemps, par une nuit chaude du mois de mai, assise sur une terrasse de Vedado, avec la profonde conviction que quelque chose d’extraordinaire allait arriver. Que j’allais recoudre un lambeau de l’enfance. Avait-il fallu faire le tour du monde pour enfin m’arrêter sur cette île en forme de lézard, à l’odeur de fleurs d’oranger, distillant dans l’air la nostalgie d’amours malheureuses? D’où venait ce sentiment d’avoir déjà vu les yeux de l’océan ? Comment savait-il la disposition des grains de beauté dans mon dos ? Pourquoi était-il convaincu qu’il allait me rencontrer ? Pourquoi, dès l’instant où je l’ai vu, ai-je su que de drôles de chemins m’avaient menée vers lui, comme si le moindre atome de mon être avait tendu depuis toujours, depuis une autre vie peut-être, vers sa rencontre? Pourquoi me suis-je installée en face de cette vieille usine portant le nom de deux amoureux malheureux? Ne sommes-nous que les simples pions d’une partie d’échecs dont la victoire ou la défaite ne dépendent pas de nous ?Je suis les yeux de l’océan. Je suis la déferlante dont l’écume contient ton âme et ton souffle.Je suis le courant bleu qui traverse toutes les naissances et toutes les morts. Je suis les yeux de l’océan et sans toi je suis aveugle.Oui, je te l’ai promis. Je vais lire ton livre préféré.  Je le lirai dans ta langue. Le seul objet qui me reste de toi. Un livre bleu dans lequel se faufile, brodée, ta langue chantante. Pages jaunes et meurtries par le soleil des Caraïbes, mais aussi par l’odeur poussiéreuse du communisme. El amor en los tiempos de coléra. La seule chose qui te reste de moi : une plaquette en marbre sur laquelle fondent, faute d’arbre pour les protéger du soleil, les mots suivants : Para siempre. Tu Fermina.  

Éditions Marchand de Feuilles